Le lobby du tabac affirme qu’une augmentation des taxes sur ses produits encouragerait uniquement les ventes sur le marché noir et réduirait les recettes nationales, compromettant ainsi toute tentative de réinjecter ces recettes dans le prochain budget à long terme de l’Union européenne.
Nous avons récemment révélé que la Commission européenne envisage de réviser la directive sur les taxes d’accise sur le tabac (TED), avec une possible hausse de 139 % de la taxe sur les cigarettes ainsi que des augmentations importantes sur les autres produits du tabac. Cette perspective a suscité des craintes dans l’industrie, qui redoute une forte hausse du prix des paquets.
L’initiateur de cette volonté d’augmenter les taxes est le Commissaire européen Wopke Hoekstra. Responsable de la fiscalité, ce Néerlandais souhaite que les pays augmentent leurs recettes, ce qui est pratique à l’approche des négociations sur le prochain budget à long terme de l’UE. Plusieurs sources à Berlaymont ont confié que le département budgétaire de la Commission peine à trouver des fonds supplémentaires pour le cadre financier pluriannuel 2028-2034.
Un premier projet doit être publié en juillet, ajoutant de l’urgence au débat sur la façon dont le bloc peut assurer des recettes supplémentaires pour ses États membres.
Toute réforme de la directive TED nécessiterait l’unanimité des États membres. L’industrie met en garde contre un risque important si les consommateurs se tournent vers le marché noir pour acheter des cigarettes moins chères.
Un nouveau rapport financé par le géant américain du tabac Philip Morris International (PMI) a révélé une augmentation de 10 % du commerce illicite de tabac à travers l’UE l’an dernier, entraînant des pertes budgétaires de près de 15 milliards d’euros.
Le commerce illégal de tabac est un problème complexe où la fiscalité joue un rôle décisif, a expliqué Christos Harpantidis, vice-président senior de PMI. Il a ajouté que réviser la directive n’est pas une mauvaise chose, mais que le moment n’est pas opportun. Si les prix augmentent fortement et que les pays ne peuvent pas contrôler efficacement l’activité illégale, les consommateurs se tourneront vers les produits illicites, « surtout à une époque où les Européens font face à de fortes difficultés de pouvoir d’achat ».
Selon Harpantidis, la France — championne européenne du commerce illégal de tabac et des taxes élevées — ne devrait pas pousser à une augmentation des taux au niveau européen. Elle devrait plutôt s’inspirer de l’Italie, de la Pologne et de la Grèce, où le commerce illégal a diminué ces dernières années.
« Quand la porte s’ouvre, les organisations criminelles entrent et compliquent les choses. Même si la France met aujourd’hui en place les bonnes politiques, il faudra de nombreuses années pour régler ce problème », a-t-il déclaré.
Les pertes de recettes en France ont été estimées à 9,4 milliards d’euros l’an dernier, selon le rapport financé par PMI. Les Pays-Bas, qui ont aussi des taxes nationales élevées et poussent à une hausse au niveau européen, auraient perdu près de 900 millions d’euros.
Mais tous ne partagent pas ce point de vue. Le Dr Allen Gallagher, chercheur en contrôle du tabac à l’université de Bath, a remis en question la validité des rapports financés par l’industrie, estimant qu’ils doivent être regardés avec scepticisme.
Des estimations indépendantes ont montré que les chiffres de l’industrie étaient « gonflés » pour faire pression contre les politiques de contrôle du tabac, a-t-il expliqué.
« Contrairement au récit simplifié de l’industrie, selon lequel les hausses de taxes alimenteraient intrinsèquement le commerce illicite, les preuves indépendantes indiquent que la réalité est beaucoup plus complexe et varie selon les pays, comme le montrent de nombreux États ayant augmenté leurs taxes sans voir leur marché illégal croître », a déclaré Gallagher.
Il a également cité un rapport de la Banque mondiale de 2019 indiquant que le commerce illicite de tabac découle d’une multitude de causes — faiblesse des systèmes judiciaires et d’application des lois, corruption — la fiscalité n’étant qu’un facteur limité.
Une problématique transfrontalière
Toutefois, le commerce illégal de tabac suscite aussi l’attention d’Europol, basé à La Haye. Dans son rapport 2025 sur la criminalité organisée, l’agence européenne de police indique que les pays appliquant des taux élevés d’accise et de TVA « sont plus vulnérables à la vente illicite de produits soumis à accise ».
Europol observe aussi la multiplication des installations de production illégale dans plusieurs pays de l’UE. « Les réseaux criminels répartissent le processus de production dans plusieurs installations, situées dans les régions frontalières », précise le rapport. Ces gangs profitent des différences de prix entre membres de l’UE et pays voisins non membres.
Selon Howard Pugh, ancien responsable d’Europol et consultant anti-trafic illicite, ces réseaux font passer des cigarettes par petites quantités aux frontières avant de les regrouper, utilisent des conteneurs maritimes ou payent des passagers pour transporter le tabac dans leurs bagages.
« Et ensuite, vous avez des groupes criminels organisés qui créent leurs propres usines illégales. Ils achètent des machines à tabac et les composants nécessaires pour fabriquer des marques comme Marlboro, puis vendent leurs produits sur le marché noir… Tout cet argent va à la criminalité organisée. »
L’argent alimente aussi l’expansion des opérations illégales, qui est ensuite blanchi via d’autres réseaux. Il est placé dans des fonds en fiducie, devenant intouchable. Les criminels achètent des armes et corrompent des agents des douanes, des responsables aux frontières, voire des hommes politiques pour protéger leur empire, ajoute Pugh.